LE VOL 216
Par Carol Emshwiller
L’isolement de l’être qui est différent – voilà un thème qui est familier, en science-fiction, comme ailleurs. Mais un être qui se sait différent, qui se satisfait de son isolement ? Et qui, en outre, ne paraît pas rechercher la communication ? Aux frontières de la science-fiction et du rêve, créant une sensation de malaise sans se montrer malfaisante, voici la passagère qui attend le vol 216… mais qu’en attend-elle au juste ?
V |
OILÀ l’avion pour Chicago qui s’envole. Ils sont montés sans problème. Ici, à l’intérieur, on n’entend rien de leur vacarme.
Les voilà partis, montant dans une traînée de fumée noire et dans le hurlement des moteurs. Mais nous ne pouvons les entendre. Pour nous, ils sont aussi silencieux que des oiseaux. Pour eux, nous autres au sol diminuons de volume. Nous sommes en train de devenir semblables à des poupées, bientôt nous aurons l’air de fourmis, puis d’une nuée de moucherons, un peu plus tard encore, peut-être de microbes ou de moisissures, et moi aussi, je ne serai plus qu’une créature microscopique. Je pourrais avoir la taille d’un chameau ou d’une souris, pour eux là-haut, c’est tout pareil. Même si je me mettais au milieu du terrain d’atterrissage (que je sois chameau ou souris), ils ne pourraient absolument pas me voir. Les voilà qui s’en vont, grandissant à mesure qu’ils approchent du soleil. Seul le ciel leur offrira maintenant suffisamment d’espace. Ce terrain d’atterrissage aura l’air infinitésimal. Il n’y aura plus sur toute cette planète un seul endroit, pas une parcelle de terre nulle part, à moins de quelque gigantesque désert, qui leur paraisse assez grand pour atterrir. Voilà. Ils sont déjà si hauts qu’on ne les voit plus.
Maintenant je vois qu’ils ont commencé l’embarquement pour Rome. Dans un instant, ils s’envoleront comme les autres, comme un grand oiseau à notre dimension au départ, puis devenant trop grand pour nous. Derrière cette vitre épaisse, c’est à peine si j’entends ces moteurs en partance pour Rome qui vont, un par un, déployer le fracas de leur puissance.
Comme ce doit être agréable pour tous ces gens de grandir ainsi. Avec quelle condescendance ils doivent parfois nous regarder au sol.
J’ai un billet.
Je ne suis pas différente de ces autres voyageurs en train de monter dans leur avion pour Chicago, Rome ou Miami, et qui vont se transformer avec une telle rapidité. Et pas différente non plus de ceux qui sont assis là, en train d’attendre aussi. En fait, je suis presque semblable à eux, car dans mon angle de vue, j’ai remarqué qu’il y avait, pour l’instant, trois autres manteaux presque exactement du même marron que le mien, et j’aperçois deux autres petits chapeaux noirs. Je me suis vue dans la glace du lavabo des dames, pas au point que quelqu’un ait pu croire que je m’observais. Je me suis simplement permis de me regarder quand je me suis peigné les cheveux et mis du rouge à lèvres. Mais j’ai bien vu à quel point, à une certaine distance et dans mes vêtements neufs, j’étais semblable à eux. Si je pouvais m’en souvenir ! Car mon apparence, quand je m’en souviens, a une influence sur mes actes, et je suis sûre que si je pouvais me voir dans une glace derrière les employés, je me sentirais tout à fait détendue en m’approchant d’eux.
Mais désormais, ce ne sera plus nécessaire. Il est vrai que dans les salons de repos, il ne faut pas trop se fier aux miroirs. Ils ont un reflet rosâtre très flatteur et, sauf erreur, un effet allongeant, pour nous donner de nous-mêmes une idée plus proche de la femme idéale aux longues jambes. Il faut que je m’en souvienne et que je sois prudente. Et que je ne me fasse pas des idées à mon sujet. Il faut que je me rappelle bien que je ne suis pas tout à fait celle que les miroirs me montrent. Dans une certaine mesure, ils sont comme les vitres du métro où l’on se voit emporté le long de murs sombres et on a l’air follement élégant et lumineusement beau, n’ayant besoin, pense-t-on, que de boucles d’oreilles rouges ou d’un chapeau à la mode pour être une personne extraordinaire, ressortant au milieu des autres.
Voilà les gens pour Rome. Bientôt, je serai en l’air, moi aussi. Cette pensée suffit pour me faire me sentir de nouveau incroyablement jolie, aussi jolie que tous ces gens soignés, si bien dans leur peau, si habitués à leurs vêtements et à leurs corps, et je me sens jeune, presque trop jeune, comme une petite fille à son premier voyage toute seule (et il y a si longtemps que je n’ai été quelque part que, vraiment, ceci a l’air d’un premier voyage).
Vu d’ici, cet avion pour Rome a l’air lent. Mais je sais à quelle vitesse ils volent en réalité, et puis, plus on est gros, plus on semble lent. Je pense que, déjà, ils s’aperçoivent à quel point ils deviennent énormes. Une fois en l’air, ils pourraient ne plus être capables de jamais redescendre. Ils pourraient rester là, à regarder par les hublots, tournant sans fin, étourdis par leur propre taille comparée à la terre, incapables de risquer un atterrissage.
Mais moi, je m’en retourne… je ne dis pas « chez moi », puisque je suis restée ici si longtemps… je m’en retourne, mais une fois que je serai en l’air dans cet avion, je ne crois pas que quoi que ce soit aura encore de l’importance. Je verrai le monde tel qu’il est en réalité et je ne me soucierai pas de ne plus jamais redescendre.
J’ai un siège là, près de cette paroi de verre, et je ne pense pas que quelqu’un me remarque. Il y a déjà un bon moment que je suis là, mais d’autres vont et viennent. Ils ne se préoccupent pas de savoir depuis combien de temps je suis là. Et quand je me regarde, je pense encore que j’ai l’air tout à fait aussi ordinaire que n’importe qui d’autre. Pourquoi me remarqueraient-ils, que ce soit pour me critiquer, ou pour m’admirer ? Je ne pense pas qu’il soit tellement évident que mes habits sont neufs.
Sur le sol à côté de moi, j’ai une petite sacoche noire. À l’intérieur, j’ai mes lunettes, mon journal, un melon et un petit sac de cacahuètes. Le melon est sûrement très mûr. Par moments, je crois sentir sa douce et bonne odeur. Je viens de remarquer une femme qui s’est approchée de moi, mais ensuite elle s’est éloignée pour aller s’asseoir un peu plus loin. Je crois deviner pourquoi. C’est peut-être le melon, cette odeur, étrange pour elle, et pénétrante, mais je ne le crois pas. Dans ma hâte d’arriver ici à l’heure (il est vrai que je suis arrivée beaucoup plus tôt qu’il n’était nécessaire), j’ai mis tous mes habits neufs sans me laver. Je dois dire que se laver dans mon appartement n’a jamais été facile et il se peut bien que je ne me sois pas très bien lavée depuis quelque temps déjà. Je pourrais aussi bien avoir des pieds comme un gros homme, je veux dire un homme très gras. Mes pieds ne sont pas gros, mais ils ont une certaine qualité de graisse. Cette bonne femme s’en est aperçue et c’est pourquoi elle est allée s’asseoir de l’autre côté du couloir.
Donc je ne suis pas vraiment comme les autres sous mes jolis vêtements neufs.
Mais est-ce un crime d’être sale ? Je me rends fort bien compte que c’en est un dans un endroit comme celui-ci, bien que je ne l’aie jamais remarqué dans ma propre chambre. Ici c’est certainement un crime, ou, en tout cas, frappant d’une manière ou d’une autre, différent, excentrique, extraordinaire. Et – oui, je le pense – un crime… Bon. Il n’y a rien à faire maintenant, bien que cela me fasse me sentir toute ratatinée, vêtements neufs ou pas.
Qu’est-ce que ce sera dans l’avion, d’être en même temps ratatinée et dilatée ? Parce que, dans l’avion, quelqu’un aura sûrement à s’asseoir à côté de moi, que cela lui plaise ou non. Peut-être que le melon aidera. Peut-être garderai-je mon fourre-tout sur mes genoux.
Imaginez un peu, si je le laissais tomber par hasard de là-haut et que ce melon éléphantesque, encore grossi par l’altitude, aille s’écraser sur un bâtiment minuscule, le couvrant de sa pulpe, étendant sur tout son odeur riche et douce, un melon gros comme la lune, mûr et juste à point, les écrasant tous sous trop de douceur et trop de jus. C’est trop, crieront-ils, c’est trop !
Vol 350, vol 321, vol 235, vol 216. Je me demande si mes pieds et le melon sont capables d’imprégner de leur odeur l’air du hall entier, comme le fait cette voix. Peut-être l’ont-ils déjà fait et en suis-je complètement inconsciente. Pendant que je me pose toutes ces questions, c’est tout juste si j’entends le numéro de mon propre vol, le 216, bien que je l’aie appris par cœur, vérifié et re-rappelé une douzaine de fois. Le vol 216, dit la voix s’adressant à tout le monde dans tout l’aéroport, sans le moindre tremblement ou changement d’intonation, sans nous rechercher, nous les passagers, pour nous communiquer cette information particulière, le vol 216 (j’aurais dû m’en douter), le vol 216 est différé.
Bon. C’est comme ça. Et maintenant, immédiatement après, je ne suis pas sûre que la voix ait dit « différé » ou « différé indéfiniment ». Je me demande si cela vaut la peine de demander pourquoi et quand. Je me demande si cela vaut la peine d’attendre. Voilà un autre avion qui s’envole. Je n’ai pas fait attention, ni entendu sa destination. Les avions de tous les autres gens vont et viennent, mais je sais pourquoi je n’ai jamais pensé que le mien en ferait autant, même avec mes habits neufs et mon billet.
Que cela ait un sens ou non, je vais continuer à attendre exactement comme je le faisais avant d’apprendre que mon vol était différé. Mais quand je regarde décoller les autres avions, je m’aperçois que, déjà, mes sentiments sont différents. Je suis toute ratatinée. Je me ratatine quand ils prennent de l’altitude. Je deviens trop petite pour mes vêtements neufs. Ils vont se mettre à pendre sur moi de manière tout à fait évidente, j’en suis sûre. Je vais me donner en spectacle, rien que d’aller d’ici à la porte. Tout le monde va me remarquer.
Pourquoi suis-je désappointée par ce vol 216 ? Je n’étais même pas sûre d’avoir le moins du monde envie de rentrer. À vrai dire, je n’en ai pas envie. Pas vraiment. Qu’est-ce que je voulais, alors ? Et les trois cents dollars ? Si je pouvais les ravoir, cela compensera-t-il ce que je voulais, peu importe quoi ? Je me demande si je pourrais les ravoir ? Parce que, sûrement, cela représenterait quelque chose. Je me demande si je devrais essayer maintenant ? Mais ce vol n’a été que différé, pas annulé.
Je vois un homme au guichet qui a l’air de demander quelque chose. Il n’est pas du tout à sa place ici. Il porte un pardessus fait à la maison dans une couverture de l’armée, et une barbe broussailleuse d’un gris olivâtre. S’il est en train de se renseigner sur le vol 216 – et certainement, c’est ce qu’il fait – je ne crois pas que je doive le faire du tout. Je ne pense pas qu’il soit souhaitable que je sois vue en compagnie de gens pareils. Peut-être même pourrait-on penser que nous sommes ensemble, partant pour la même destination. Tout de même, j’aimerais bien avoir cet argent. Peut-être, si j’attends une demi-heure de plus et que je leur demande, n’établiront-ils pas de lien entre nous.
Alors, me voilà, une femme qui attend. En cet instant de déception, j’aimerais bien avoir une signification plus grande. Si j’étais un homme, je pourrais être l’humanité en attente, l’humanité tout entière, dont le vol a été indéfiniment différé. Mais je suis une femme en train d’attendre. C’est plutôt un cliché. Aucune importance. Qu’elle attende ! Si je reste tout à fait immobile, je sens à l’intérieur de moi-même un minuscule mouvement glissant, un tout petit mouvement serpentin de rétrécissement. Mes pieds touchent à peine le sol. Voilà un autre avion qui s’en va et je sens mon cœur faire un bond.
Mais les trois cents dollars ? Y a-t-il déjà une demi-heure ? J’ai oublié de regarder la pendule au départ. Il va falloir attendre qu’une autre passe. Mes pieds se balancent. Je suis comme une petite fille dans des vêtements de femme. Si quelqu’un regarde dans ma direction, il va se demander qui peut bien me les avoir mis, et pourquoi ? Ai-je perdu quelque part mes propres habits ? Ai-je été victime d’un accident ? Me suis-je souillée ? Ai-je vomi sur moi et a-t-il fallu me mettre les affaires de ma mère ? Si j’allais au guichet maintenant, je ne pense pas que dans ma condition présente, ils me donneraient les trois cents dollars. Et même si j’avais cet argent, me serviraient-ils à la cafétéria ? Si j’attends beaucoup plus longtemps, j’aurais du mal à grimper sur leurs tabourets. Ce serait très embarrassant pour tout le monde si je continuais à rapetisser sous leurs yeux pendant que je serais assise là, avec mon café et mon sandwich. Ils s’apercevraient tous que je ne suis pas du tout comme eux. « C’est bien ce que nous pensions depuis le début, quand nous l’avons vue s’asseoir et regarder les avions. » Voilà ce qu’ils diraient. « On s’en était bien doutés pendant tout ce temps. »
Mais maintenant, je ne suis même plus une femme. Je suis une naine en train d’attendre. Je représente tous les nains (il ne doit pas en exister tellement) en train d’attendre que leur vie de nains devienne une vraie vie, qui, naturellement, est indéfiniment retardée. (Je commence à être tout à fait sûre maintenant qu’ils ont dit « indéfiniment »…) Cette sensation de glissement, si infime soit-elle, me démange. Mais ici, dans cet endroit immense (il y a bien la place là-dedans pour plusieurs avions, s’il leur prenait la fantaisie d’enlever les parois de verre, et de les faire rouler sur le sol poli) ici, je ne crois pas qu’il serait séant de me gratter.
Mes pieds ne pendillent plus. Il faut que je descende de ce siège avant que je ne tombe de trop haut. Cela, je peux le faire facilement à l’intérieur de mes vêtements. Bien sûr, après, les gens vont penser que quelqu’un a laissé un manteau marron tout neuf sur la chaise. Drapée dans un bas, je me tapis sous l’ourlet qui dépasse le rebord du siège et au bout de quelques minutes, je suis assez petite pour rentrer dans mon fourre-tout. C’est confortable là-dedans, et sombre. Je me roule en boule à côté du melon et du journal et je grignote une cacahuète. Je ne m’en étais pas rendu compte, mais je suis complètement épuisée. Je roule mon bas pour m’en faire un oreiller et je m’y appuie. Je pense qu’être petite, c’est aussi confortable qu’être grande. Les deux ont des avantagés. Là, bien au chaud, comme n’importe qui pourrait l’être dans un fourre-tout noir, moelleux et sombre, je m’endors très vite.
Je n’ai aucune idée combien de temps j’ai dormi. Peut-être quelques minutes, peut-être tout le tour du cadran. Avec ma taille, le temps peut sembler différent. En tout cas, je suis réveillée, toujours dans mon fourre-tout, par le mouvement que l’on fait en m’emportant, un mouvement rythmé et ondulant. Je colle un œil au centre d’un des œillets qui tiennent la poignée. Je vois une pancarte : SERVICE DES OBJETS TROUVÉS. Dans cette grande salle, garnie de rayonnages, je suis placée à côté d’autres fourre-tout et valises de taille et de couleur similaires. Eh bien, j’ai mon melon, mes cacahuètes et mon journal. Mais je m’aperçois qu’en s’approchant de mon rayon, le bonhomme est déjà en train de froncer le nez.
Personne ne viendra me réclamer. De cela, je suis sûre. Pendant combien de temps vont-ils me garder là-dedans ? Pas longtemps, car je le vois qui fronce encore le nez. Vous ne supposez pas que mes pieds, mes petits pieds pourraient encore ?…
Qu’est-ce que c’est que cette odeur ? est-il en train de penser. Il va falloir chercher. Quelque chose est en train de pourrir là-dedans, dans un de ces paquets, quelque chose qu’on a apporté récemment. Les gens ne font vraiment pas attention. Voilà ce qu’il pense. Ils mettent des denrées périssables dans leurs valises et puis ils les oublient, et ce sont les autres qui sont obligés de nettoyer. C’est dégoûtant ! Ils s’en foutent ! Peut-être, pense-t-il, vais-je le jeter dehors sans avoir le désagrément de l’examiner. De toute façon, personne ne voudra de quelque chose de gâté. Je ne vais pas attendre le délai réglementaire (est-ce une semaine, un mois ?). Non, pense-t-il, je n’attendrai pas. Demain, ça s’en va, sûr.
Peut-être que juste au dernier moment, je l’appellerai et il me découvrira là-dedans. Comment serait-ce de trouver une femme pas très attirante, haute d’un pied et complètement nue, au rayon des objets trouvés ? Et de surcroît, je ne suis pas tellement jeune non plus. Mais lui non plus n’est pas si jeune et il est complètement chauve. Comment serait-ce de trouver une femme qui était, c’est le moins qu’on puisse dire, vraiment bizarre, différente, même quand elle était de taille normale ? Va-t-il rougir en me voyant ? M’emportera-t-il chez lui secrètement, cachée dans le fourre-tout ? Pour me garder peut-être, dans un coin confortable de sa chambre, dans une petite boîte en guise de lit, avec un coussin comme matelas. Naturellement, pas question de sexe entre nous. D’ailleurs, tout ceci est ridicule !
Non. Non. Je n’appellerai pas. Je n’appellerai pas. Jamais je ne révélerai que je suis là. Dussé-je périr sous un tas d’ordures, jamais je n’appellerai.
Traduit par Dorothée Tiocca.
Woman Waiting.
© Damon Knight, 1970
© Librairie Générale Française, 1982, pour la traduction.